Bordeaux : les mémoires dans l’espace public
Bordeaux honore et interroge son passé à travers ses rues, ses monuments et ses initiatives mémorielles. De l’esclavage à la Shoah, la Ville de Bordeaux rend hommage aux victimes et s’engage à construire un récit collectif inclusif et riche de ses diversités.
Publié le 21 avril 2025

Lien vivant entre le passé et le présent, la mémoire nous aide à comprendre d’où l’on vient, en tant qu’individus et en tant que société. Elle raconte notre histoire de manière sensible. Elle met en lumière des événements importants, parfois douloureux, tout en les questionnant et en révélant leur complexité.
Ces souvenirs et récits s’expriment aussi dans l’espace public, ses rues, places et monuments. Ce sont des lieux de passage où de promenade, mais aussi des lieux de réflexion et de débat partagés.
En prenant en compte la diversité des histoires – parfois difficiles – vécues par celles et ceux qui habitent Bordeaux, la mémoire permet de se souvenir ensemble, de rendre hommage, et de construire un récit commun qui unit les cultures et les communautés.
Les mémoires des esclavages, de la traite négrière et leurs abolitions
Entre le XVIIe siècle et le XIXe siècle, Bordeaux a été le premier port colonial et parmi les grands ports négriers de France. À partir des années 1990, des voix d’habitants et d’associations se sont élevées pour interroger cet héritage, aussi discret dans les discours officiels que flamboyant dans la magnificence architecturale de la ville.
Le 21 mai 2001, la loi n°2001-434, dite loi Taubira, reconnaît l’esclavage et la traite comme crime contre l’humanité. Cette date marque un tournant important : la France est le premier pays à s’engager sur cette voie. Dans les années qui suivent, Bordeaux commence un travail de mémoire.
Il se concrétise en 2005 par l’implantation d’un buste de Toussaint-Louverture, offert à la Ville de Bordeaux par la République de Haïti pour rappeler le lien historique et colonial de la capitale girondine avec les Caraïbes. En 2006, une plaque commémorative est installée quais des Chartrons. En 2009, le Musée d’Aquitaine inaugure des salles consacrées à l’esclavage et à la traite atlantique. En 2016, une enquête en ligne révèle que 83 % des Bordelais interrogés se sentent concernés par les mémoires de la traite et de l’esclavage.
Les initiatives mémorielles se sont poursuivies depuis pour continuer de mettre en lumière dans l’espace public une histoire traumatique, rendre hommage aux victimes de l’esclavage, et célébrer leurs résistances.
Ces actions comprennent :
- le réaménagement du square Toussaint-Louverture,
- la création d’un Jardin de la Mémoire au Jardin Botanique,
- la commande au sculpteur haïtien Woodly Caymitte d’une sculpture à l’effigie d’Al Pouessi - Modeste Testas, érigée en 2019 sur le quai Louis XVIII,
- l’implantation dans les jardins de la mairie de la sculpture Strange Fruit de l’artiste Sandrine Plante-Rougeol,
- la création d’un site dédié : memoire-esclavage-bordeaux.fr (Ouvrir dans une nouvelle fenêtre),
- la pose de cinq plaques explicatives dans des rues portants les noms de figures bordelaises ayant participé à la traite atlantique.
Les Journées de la Mémoire
Chaque année en mai, les Journées de la Mémoire commémorent les victimes de l’esclavage, de la traite négrière et de leurs abolitions. Les animations proposées sont autant d’hommages aux victimes et à leurs luttes, aux héros et héroïnes des mouvements abolitionnistes, ainsi qu’aux métissages et aux cultures issus de la résilience des personnes mises en esclavage.
En collaborant avec les acteurs artistiques, associatifs et culturels, ces journées se nourrissent des cultures communes et plurielles qui se croisent dans la ville. Elles mettent en lumière les récits individuels et collectifs sur la mémoire des esclavages.
Les mémoires des déportations et de la Shoah
Les Stolpersteine (pavés de la mémoire) sont l’œuvre de l’artiste allemand Gunter Demnig. Ces pavés de bétons, recouverts d’une plaque de laiton, rendent hommage aux victimes du nazisme. Portant le nom d’une personne déportée en raison de son origine ethnique, de sa religion ou de son orientation sexuelle, elles sont placées devant le dernier domicile connu des victimes. Les premiers pavés ont été posés en Allemagne en 1995. L’ensemble forme un mémorial unique à travers l’Europe, qui compte aujourd’hui plus de 100 000 pavés.
En avril 2017, les premiers pavés de la mémoire ont été posés à Bordeaux et Bègles à l’initiative d’enseignants-chercheurs et d’étudiants de l’Université Bordeaux Montaigne. Bordeaux, et Bègles, sont les premières grandes villes de France à s’être engagées dans ce projet à la mémoire des victimes de la déportation et de la Shoah durant la Seconde Guerre Mondiale.
Pour initier une dynamique mémorielle et poursuivre ce travail de mémoire, la Ville de Bordeaux continue d’organiser la pose de nouveaux Stolpersteine. En 2024, 22 pavés sont disposés dans l’espace public bordelais en hommage aux déportés.
À Bordeaux, vous pouvez retrouver les Stolpersteine :
Adresse | En mémoire de |
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Parvis des Droits de l’Homme (2017) | Alfred Loner, Alfred Gottfried Ochshorn, Fritz Weiss. Trois résistants autrichiens arrêtés puis déportés depuis Bordeaux en 1943 |
4 place Saint Pierre (2017) | Famille Baumgart, Abraham, Bernard, Chana, Roland et Léon Henri. Déportés et assassinés à Auschwitz en 1942. |
199 rue Achard (2022) | Docteur Sabatino Schinazi Surnommé le « médecin des pauvres », il est exclu de l’ordre des médecins parce qu’il est juif. Il est déporté à Auschwitz puis à Dachau où il décède le 25 février 1945. |
5 rue Louis Mie (2022) | Berthe et André Murrate Arrêtés lors de la dernière rafle ayant eu lieu à Bordeaux le 10 janvier 1944, tous deux ont été parqués dans la synagogue de Bordeaux, avant d’être déportés à Drancy et Auschwitz. Berthe a survécu. Elle témoignera aux assises de la Gironde en 1998 lors du procès de Maurice Papon. |
48 rue Ausone (2022) | Martin et Berthe Katz Berthe Katz est arrêtée en juillet 1942, puis déportée à Auschwitz où elle décède le 19 juillet. Son mari, Martin Katz est arrêté en mars 1943, puis déporté à Sobibór. Il décède en avril 1944. Le nom de Martin Katz apparaît dans les documents signés par Maurice Papon, preuve de sa responsabilité dans l’arrestation et la déportation de Juifs de Bordeaux. |
13 impasse Forestier (2022) | Ginette et Marcelle Borruel Ginette a huit ans lorsqu’elle est raflée avec sa sœur Marcelle âgée de 15 ans, le 10 janvier 1944. Internées dans la synagogue de Bordeaux, elles sont déportées à Auschwitz le 20 janvier 1944 par le convoi 66. |
60 rue de la Rousselle (2024) | Nadia et Aaron Cyrulnik Nadia et Aaron, arrêtés le 15 juillet 1942, sont morts en déportation. Ils ont tous deux étés déportés du camp de Drancy à Auschwitz. |
28 rue des Etuves (2024) | Antoinette et Hirsch Alivaks Arrêtés le 15 juillet 1942, ils sont transférés trois jours plus tard au camp de Drancy puis déportés sans retour à Auschwitz le 19 juillet, par le convoi n°7. |
19 rue des Augustins (2024) | Germaine et Jean-Bernard Bonnafon Germaine Bonnafon, survivante des camps de concentration de Ravensbruck et de Zwodau, s’est engagée dès 1940 dans le réseau de résistance du député Charles Tillon. Dans les années 1950, elle devient présidente de la Fédération nationale des internés et déportés patriotes en Gironde. Jean-Bernard Bonnafon, père de Germaine, est arrêté le 25 août 1942 et interné au fort du Hâ jusqu’au 21 septembre 1942 ; il est fusillé comme otage le même jour au camp de Souge. |
19 rue des Augustins (2024) 29 rue Emile Fourcand (2024) | Joseph et Juliette Bencazar Professeur de droit et d’économie à Bordeaux, Joseph Bencazar fut aussi conseiller municipal durant 15 ans sous la municipalité d’Adrien Marquet. Arrêtés le 6 février 1944, Juliette et Joseph Bencazar sont déportés à Drancy puis à Auschwitz. Ils sont assassinés dès leur arrivée à Auschwitz, le 25 mai 1944. |
La commission de viographie : repenser les noms de l’espace public
Les plaques de rues racontent une histoire politique et symbolique. Dès le XVIIe siècle en France, elles rendent hommage à des personnalités célèbres inscrivant la mémoire collective dans notre quotidien. Ces noms familiers nous rappellent notre passé commun, mais ils reflètent aussi nos valeurs et notre regard sur l’histoire.
La Ville de Bordeaux, inspirée par les demandes des associations et des citoyens, notamment après le mouvement mondial Black Lives Matter, a décidé de revoir et d'enrichir les noms de ses rues. L’objectif est de mieux représenter la diversité des mémoires qui composent la ville et de construire un récit collectif qui représente tous ses habitants.
Pour cela, une commission de viographie composée d’élus, d’agents municipaux et d’experts étudie les propositions des citoyens et des associations pour nommer les nouvelles voies et équipements municipaux. La commission porte aussi un regard critique sur certains noms de rues hérités de périodes sombres, notamment ceux liés à la traite négrière ou aux déportations pendant la Seconde Guerre mondiale. Des plaques explicatives sont installées pour éclairer ces pans de l’histoire.
Depuis 2021, un groupe de travail réunissant des représentants associatifs, universitaires, politiques et des services municipaux a rédigé des textes biographiques et mémoriaux pour expliquer l’histoire des personnes liées à la traite et à l’esclavage dont les noms figurent sur certaines rues.
- Cinq premières plaques ont été posées ou actualisées en 2020 : rue Gramont, passage Feger, rue Desse, rue David Gradis, place Mareilhac.
- En mai 2022, une plaque a été installée rue Colbert, rappelant l’implication de ce ministre de Louis XIV dans la politique coloniale et la rédaction du Code Noir.
- En 2023, cinq nouveaux textes ont vu le jour pour d’autres rues de la ville : impasse Toussaint Louverture, cours Journu Auber, cours Balguerie Stuttenberg, rue Pierre Baour, rue Daniel Guestier.
Ainsi, les noms de rues de Bordeaux évoluent pour mieux raconter notre histoire commune et donner leur place à toutes ces mémoires qui font l’identité de la ville.