Bordeaux-Québec, une vision commune de l'urbanisme

Publié le mardi 28 janvier 2025
 
Proposer des solutions innovantes pour répondre aux défis du réchauffement climatique et de la croissance démographique, tout en renforçant le bien-être des habitants, Pierre Hurmic et Bruno Marchand, maires de Bordeaux et Québec, partagent une vision commune de l'urbanisme. A l'occasion de la sortie de l'ouvrage "Quand Bordeaux se réinvente – Les biens communs au coeur du projet urbain", retrouvez l'entretien croisé publié dans le dernier mag Bordeaux. Le premier article d'une série en plusieurs épisodes à découvrir tout au long de l'année.
Visioconférence entre Pierre Hurmic et Bruno Marchand (© Thomas Sanson et Ville de Québec)

M. Marchand, à votre arrivée à la présidence de l'Organisation des villes du patrimoine mondial (OVPM) en 2022, la question de l'habitabilité des villes posée par le changement climatique a été soulevée. Comment se saisir de cette problématique ?

Bruno Marchand : Que l'on soit en Amérique ou en Europe, 90% des problèmes que les villes patrimoniales rencontrent sont les mêmes. Lors du Congrès organisé à Québec en 2022, nous avons pu entendre des témoignages détaillant les enjeux actuels. On y exprimait toujours des questions de mobilité, de désaffection des habitants pour les quartiers centraux, du logement, de l'énergie, ou de reconversion des surfaces inexploitées pour que ces quartiers restent habitables, vivants, intéressants, qu'ils attirent une offre commerciale… Tous ces écueils nous poussent à trouver des solutions similaires. Nous pouvons tirer un avantage à monter sur les épaules des autres pour voir plus loin.

Pierre Hurmic : Je confirme ce diagnostic. L'intérêt de l'organisation des villes du patrimoine Unesco est de pouvoir échanger sur nos pratiques. On parlait jusque-là de l'impact du changement climatique pour les générations futures, mais il est déjà là. Il fallait se préparer à avoir le climat de Séville en 2050. Ce n'est plus vrai. Nous l'aurons dès 2030, en raison de l'accélération phénoménale du dérèglement climatique. Comment faire ? Déjà, en rafraichissant nos villes. Bordeaux, par exemple est une ville de pierre, monumentale, avec des îlots de chaleur à tous les coins de rue. C'est pour cela que nous nous attelons à végétaliser partout où c'est possible, sur les trottoirs, sur des places de stationnement, sur les places.
Le classement au patrimoine Unesco des centres-villes de Bordeaux et Québec constitue autant une protection qu'une contrainte quand il s'agit d'aménagement. Pourquoi vouloir faire évoluer ses règles et comment ?

B.M. : C'est une question de survie. Une survie de l'habitat même au sein de lieux patrimoniaux et de préservation de ce patrimoine. Si on ne « répare » pas la ville, pour source d'énergie moins coûteuse, nécessairement, on augmentera le coût des logements, en renforçant l'inconfort, en réduisant la capacité des familles à y habiter. On dessert alors le patrimoine qu'on veut protéger. Nous ne voulons pas d'un patrimoine muséal, nous voulons un patrimoine vivant. Si on va à Bordeaux, on ne veut pas seulement voir une ville de pierre, on veut voir les Bordelais, l'ambiance, le style de vie bordelais. Bordeaux, c'est cette ville du SudOuest qui a un cachet unique au monde, qui n'a pas son pareil. Mais il faut l'adapter, la réparer.
P.H. : À Bordeaux, nous avons organisé une convention citoyenne pour le climat, source de nombreuses propositions intéressantes. L'une de ses conclusions ? Les participants préfèrent habiter une ville vivable et végétale plutôt que classée et invivable. Les contraintes architecturales ne doivent pas constituer une barrière à la végétalisation, source de qualité de vie, de lien social, de biodiversité. C'est un impératif vital. Bruno l'a rappelé, les énergies renouvelables sont aussi essentielles. Pouvoir poser des panneaux solaires sur les toitures de sa maison, par exemple, c'est essentiel. Cela nécéssite d'adapter les règles.

Comment concevez-vous l'idée du logement de demain, en adéquation avec la forte croissance démographique de vos deux villes et le rythme de production qu'elle impose ?

P.H. :
Il faut privilégier la réhabilitation plutôt que la construction neuve. Partout où on peut réhabiliter, inciter les opérateurs à le faire. Plus globalement, notre stratégie bordelaise repose sur plusieurs piliers pour répondre à la croissance démographique. D'abord remettre sur le marché des logements qui en sont sortis. Grâce à une autorisation obtenue auprès de l'État, nous avons également lancé l'encadrement des reprendre une expression de Pierre, nous ne parviendrons pas à la rendre pérenne, au détriment de ceux qui y vivent. Afin de protéger le patrimoine, on émet des règles pour que chacun ne puisse pas faire ce qu'il veut. Or, ces règles, nécessaires, entrent parfois en contradiction avec notre capacité à préserver ce patrimoine. Si on n'est pas capable d'affronter les crises énergétiques, en posant par exemple des panneaux solaires pour disposer d'une nouvelle → Suite de l'entretien à la page suivante Bruno Marchand, maire de Québec, président de l'Organisation des villes du patrimoine mondial Québec grand angle 26 - le mag Bordeaux n°500 loyers, sous forme d'expérimentation. L'encadrement des locations Airbnb et l'accompagnement pour des remises sur le marché de logements vacants sont également essentiels. Nous avons aussi voté un taux maximal de taxe foncière sur les résidences secondaires pour inciter les propriétaires à mettre sur le marché des logements peu utilisés.
 

Quai des Queyries à Bordeaux
Quai des Queyries à Bordeaux © Rodolphe Escher
B.M. : On s'inspire les uns des autres. La ville de Québec va subir la plus grande croissance de population de tout le Québec : 30% contre 3,4% pour la ville de Montréal, sur une période de 25 ans. La ville va passer au minimum de 600 000 à 800 000 habitants. C'est un changement énorme. Dans la partie historique, il y a beaucoup de logements inoccupés parce que les propriétaires ont préféré, compte tenu des contraintes de rénovation et de patrimoine, les laisser vides plutôt que de perdre de l'argent. Nous avons lancé un programme de mise en oeuvre inspiré de Bordeaux, Bruxelles et d'autres pour voir comment on peut créer un système de bonus-malus. Quel bonus on peut donner à un propriétaire pour qu'il convertisse ses espaces libres en logement et renforcer l'habitabilité.
Comment les espaces publics minéralisés peuvent être adaptés pour ramener la nature en ville ?

B.M. :
On a reconstruit dans le coeur de Québec, devant l'Hôtel de ville et la basilique-cathédrale, une place publique. Mais on a fait différemment. Plutôt que de la garder simplement minéralisée comme elle l'était, avec des arbres plantés dans des fosses très petites, restreintes, qui limitaient la croissance des arbres, on a construit une place publique sur pilotis. Le sol sur lequel les gens circulent est surélevé, et non déposé sur les racines des arbres. Cela favorise un terreau de plantations continu permettant aux arbres de développer tout leur potentiel. Grâce à la perméabilisation de ces sols, on est capables de retenir les eaux et de proposer une place qui dispose de verdure, avec plus de fraîcheur.
P.H. : Je voudrais insister sur la qualité des revêtements des rues et des places. Quand elles sont très fréquentées, il faut des revêtements solides et souvent minéraux, parfois incompatibles avec de la végétalisation. On s'efforce de changer les matériaux utilisés. Par exemple, sur les trottoirs, avec des pavés sur sable pour rendre le sol plus perméable. Ou, demain, avec des chaussées poreuses, drainantes, pour favoriser l'infiltration des eaux. L'exemple dramatique des inondations de Valence en Espagne fin octobre est probant : une ville entièrement bitumée, des rues dans lesquelles l'évacuation d'une grande quantité d'eau de ruissellement est impossible, c'est extrêmement dangereux.
Comment souhaitez-vous favoriser toujours davantage les mobilités douces ?

B.M. :
On a ciblé cette question sous l'aspect de la santé durable. Pourquoi ? Sur les 30 années d'espérance de vie qu'on a gagnées entre 1900 et 2000, qu'est-ce qui a fait a fait la différence ? Les gens répondent : le système de santé, intuitivement. Mais des chercheurs nous montrent que seules 8 d'entre elles sont attribuables au système de santé. 22 années sont dues à notre environnement direct, aux conditions dans lesquelles on vit. On les sous-estime. Historiquement, 95% des déplacements se font en voiture en Amérique du Nord. 92% de nos déplacements de moins de 5 km ne se font pas par une mobilité douce, active, ou par transport collectif. On a construit des villes pour que la mobilité la plus facile soit la mobilité automobile. Si on veut favoriser la santé, il faut que les mobilités douces deviennent conviviales, accessibles, sécurisées...
P.H. : Les déplacements, c'est avant tout une question d'aménagement du territoire. Il faut qu'on puisse réduire les besoins et promouvoir des mobilités douces. C'est ce que nous faisons à Bordeaux grâce au vélo et aux transports collectifs. Je pense à l'aménagement des boulevards qui étaient jusqu'alors une autoroute urbaine de deux fois deux voies, et dont une voie est désormais dédiée aux cyclistes et au transport collectif. Forcément, les habitants étaient réticents. Cela a mis du temps, mais les cyclistes se sont emparés de cet itinéraire. Les transports en commun y sont plus performants. C'est un succès aussi sur le plan de la santé. Le vélo permet d'être plus actif, et on a aussi constaté une baisse de la pollution au dioxyde d'azote de 30% au bénéfice des riverains.
Quelle importance accordezvous au renforcement du lien social, parfois malmené en milieu urbain, dans votre philosophie d'aménagement ?

P.H. :
Depuis 2020, nous avons déjà investi 200 millions d'euros pour nos espaces publics. Soit 40 millions par an. Sur le plan budgétaire, c'est une vraie priorité. Les espaces publics sont le jardin de ceux qui n'en ont pas. Or, c'est à nous de rendre l'espace public plus hospitalier. Les rues ne sont pas des routes. Ce sont des lieux de rencontre, de diversité, d'échange, de lien social. C'est le coeur de notre stratégie urbaine. À Bordeaux, le permis de piétonniser offre la possibilité aux habitants de nous réclamer ponctuellement la piétonnisation d'une rue pour s'y réunir et l'animer. Le permis de végétaliser donne à chacun de créer un petit collectif pour planter, entretenir des jardinières qu'on met à disposition. Quand la puissance publique invite les habitants à mener des actions ensemble, cela favorise ce lien social.
Jardins de l'Hôtel de ville de Québec
Jardins de l'Hôtel de ville de Québec © Ville de Québec
B.M. : Carlos Moreno, l'un des penseurs de la ville du quart d'heure, a créé un terme : la « proxilience ». La combinaison entre proximité et résilience. Il y a moins de résilience s'il n'y pas de proximité. Cela passe avant tout par le lien social. Si vous achetez tous vos produits dans une grande chaîne, vous ne rencontrez pas chaque jour les mêmes personnes que vous finissez par connaître. Près de chez vous, vous devez avoir de quoi répondre à vos besoins – poissonnier, charcutier, boulanger, teinturier –, etc. des commerçants que vous revoyez, des voisins que vous côtoyez… Une ville peut contribuer à une santé mentale plus forte et favoriser les liens, des solidarités qui résistent au temps. À travers les initiatives dont parle Pierre, cet aménagement urbain favorise le lien entre habitants. Les nouvelles recherches en santé mentale montrent que l'isolement social est plus néfaste pour la santé que la cigarette ou l'obésité, qui sont vues pourtant comme deux facteurs forts de morbidité. L'isolement social est encore pire. Créer des liens, de la « proxilience » dans les quartiers, rétablir des trames commerciales que les gens s'approprient, qu'ils se rencontrent, bâtissent, tout cela crée une santé mentale très forte.